L'art de la diminution

« Qu'est-ce que diminuer, si ce n'est orner le contrepoint ?», interroge Sylvestro Ganassi dans son ouvrage « La Fontegara » en 1535. Quelques pages en amont, il a affirmé : « Tu comprendras que diminuer n'est rien d'autre que varier un texte ou une phrase qui, dans sa nature, se montre clair et simple. » Dans la « Regola Rubertina », en 1542, il confirme : « La diminution produit deux effets. Elle est d'abord un ornement de la composition-je veux dire du contrepoint-,et ensuite elle charme l'oreille, surtout dans le bel agencement de passaggi variés»

 

Ainsi pourrait-on résumer le projet de cet enregistrement, dans lequel l'auditeur n'entendra pas une seule pièce qui ait été éditée telle quelle de nos jours ou au XVIe siècle, en dehors des pièces solo d'orgue. Entre travail d'écriture et improvisation, nous avons cherché à appliquer les trois principales manières de diminuer, fondées sur les sources à notre disposition actuellement. La diminution « semplice », improvisée sur le texte, la diminution « passeggiato » très élaborée, résultant d'un travail de recherche et d'écriture, et la diminution improvisée sur une basse obstinée ou un « tenor », mêlant « semplice » et

« passeggiato ».

 

La diminution : une nécessité ?

La pratique de la diminution reste de nos jours marginale et ne fait pas couramment partie du discours restitué, tel qu'on peut imaginer qu'elle le fût au XVIe siècle : de nombreuses sources en attestent. Entre 1535 et 1628, pas moins de dix-neuf traités nous informent de la façon de pratiquer cet art, qui n'est pas à séparer d'une restitution courante et habituelle. Nous sommes loin de cette pratique. Nos modes d'apprentissage actuels, pour nous permettre d'approcher cette maîtrise, devraient procéder à un difficile sevrage : celui de la partition - qui actuellement préside au processus d'apprentissage. Nous apprenons à lire une partition pour pouvoir jouer de la musique.

 

Or au XVIe siècle (et bien entendu dans les siècles précédents, et cela avant l’émergence du langage polyphonique) le jeune apprenti musicien commence par apprendre d'oreille, et par cœur bien sûr, une quantité considérable de cantus firmus, puis de polyphonies dont la partition n'est qu'un aide-mémoire. Il apprend aussi à improviser le contrepoint. Il s'imprègne d'un répertoire et d'un vocabulaire musical qui l'amènent tout simplement à devenir par la suite un excellent lecteur de textes écrits, qui font référence à un langage musical évident. S'il a du talent, il pourra alors lui-même devenir un musicien créateur de ses propres polyphonies (et non compositeur, notion très tardive...)

 

Ce niveau de « composition » ne concerne pas le geste par lequel sera restituée la partition écrite (ou le squelette) ou les points d'appui du contrepoint improvisé. La diminution est un habit, elle est même la chair de ce squelette, et en manifeste l'essence par le commentaire qu'elle expose, d'où le terme espagnol « glosas ». Car les diminutions et ornementations sont un constituant de l'oeuvre musicale. En cela le père Mersenne, dans son ouvrage « L'Harmonie universelle », paru à Paris en 1636, nous livre de nombreuses considérations tant philosophiques, théoriques que pratiques sur la musique, s'étant informé auprès de musiciens de son époque.

 

Il nous livre ici sa définition du rôle de la diminution et des ornements :

« Les bons compositeurs disent que les chants doivent estre semblables aux corps composez de quatre elements, afin qu’ils ayent la fermeté de la terre dans leur mesure constante & reglee ; la netteté de l’eau, parce qu’il faut éviter toute sorte d’embarras & de confusion dont l’oreille peut estre blessée ; la vitesse & la mobilité du feu par ses diminutions, ses passages, ses tremblements, & ses fredons ; & puis le bel air, qui est l'ame du chant. » Harmonie universelle, Livre second des chants, p. 103.

 

Pratiquer la diminution à l'intérieur de ces polyphonies est donc une nécessité (ajouter l'élément « feu », manifester la « quintessence de la composition ») et une évidence au même titre que de rajouter des ornements dans le répertoire du XVIIIe siècle. De même que l'apprentissage d'un instrument est une suite naturelle à l'apprentissage vocal, l'instrument devant imiter la voix. « Vous devez savoir que tous les instruments de musique sont moins dignes que la voix humaine. Il faut donc que nous nous efforcions d'apprendre d'après elle et de l'imiter » (S. Ganassi, « La Fontegara »). Car la diminution s'applique avant tout au répertoire vocal, pour lequel sont composées les polyphonies. À la Renaissance, le répertoire instrumental, c'est le répertoire vocal joué aux instruments. Du reste, il ne faut ni oublier ni négliger que la diminution est une technique vocale que l'instrumentiste doit imiter.

 

Notes sur le programme :

Ainsi les pièces proposées dans cet enregistrement sont toutes issues du répertoire vocal. "Quanti mercenarii" (in Musarum Sioniarum: Motectae et Psalmi latini,1607), "Veni sancte spiritus" (in Missae, Magnificat, Motecta, Psalmi 1600), "Vestiva i colli" (in Il desiderio: secondo libro de madrigali a 5 voci de diversi 1566) , sont des polyphonies vocales et la "Pavane lachrimae" (in Lachrimae or Seven Teares,1604) est une pièce pour consort de violes elle-même issue de la chanson "Flow my tears" (in The Second Booke of Songs or Ayres of 2, 4 and 5 parts, 1600)

 

La "Pavane lachrimae" de cet enregistrement est le fruit de deux adaptations : la première par Scheidemann qui l'a transcrite pour orgue, (manuscrit, date incertaine) et la deuxième par William Dongois qui a redistribué les voix de la pièce d'orgue entre le cornet, la flûte et l'orgue, ce qui nécessite un travail de réécriture. Quant à la "Gaillarde dolorosa", c'est une création complète de W. Dongois selon un procédé courant au XVIe siècle : la mélodie génératrice d'une pavane, danse binaire, est transformée en gaillarde, danse ternaire.

Les polyphonies "Vestiva i colli" et "Quanti mercenarii" ont été enrichies de figures de diminutions issues du traité de Francesco Rognoni "Selva di varii passaggi",1620.

 

Toutes les chansons de Claudin de Sermisy ou de Josquin des Pré (in Chansons musicales reduictes en tabulature, 1530) ont été transcrites pour les instruments à clavier par Pierre Attaingnant et agrémentées de diminutions par celui-ci. Nous avons juste rajouté la flûte et le cornet sur deux d'entre elles qui se prêtaient assez bien à un enrichissement supplémentaire.

 

La pièce de Sweelinck pour orgue, "Mein junges Leben" (edition de Pieter Dirksen et Harald Vogel d’après un manuscrit de la Staatsbibliothek Berlin, Mus. ms Lynar A1) fait évidemment référence au processus de la variation sur un air, dans la plus pure tradition de la diminution écrite, au sein d'une construction élaborée.

 

Le fait d'intercaler les différents versets du "Salve Regina" de Pieter Cornet (édition de Willi Apel, American institute of musicology 1969, d’après un manuscrit à la Staatsbibliothek Berlin, ca 1625) et de C. de Morales (1500-1553, édition d'après le ms 21 de la cathédrale de Valladolid, date inconnue) nous a semblé évident : des versets en plain-chant du "Salve Regina" ont pu alterner avec les versets d’orgue de Peter Cornet, et nous avons pour notre part choisi d’y intercaler des versets vocaux.

Une oreille avertie pourra déceler dans le "O Clemens" une registration un peu particulière...

 

Les deux pièces qui sont le résultat d'un travail d'improvisation et d'écriture sur des « tenor » sont "Laura suave", utilisée par Fabritio Caroso dans ses traités de danse (Il ballarino,1581 et Nobilta di Dame,1600), et "La Monica", plus connue en France sous le nom "Une jeune fillette". Ces pièces d'origine populaire sont anonymes, et "La Monica" a généré d'innombrables mises en polyphonie et compositions diverses, à travers toute l'Europe, pendant au moins deux siècles.

Elle a ici été la base d'une application stricte par W. Dongois des diminutions de Ganassi, selon les différentes règles proposées dans son traité "La Fontegara" (1535). Beaucoup de musiciens se sont penchés sur l'ouvrage et l'ont assez vite refermé. Peu ont tenté d'explorer de façon systématique les proportions rythmiques extrêmement savantes contenues dans cet ouvrage quasi mythique et assez hermétique. Aucun n'a osé les appliquer. Le résultat, surprenant et envoûtant, peut faire penser à un chorus de John Coltrane égaré dans dans le siècle de Ganassi...