Jouer la musique de Bach est un grand bonheur. Cet immense musicien, doté d'une puissance créatrice et d'une maitrise du contre-point impressionnantes, nous a laissé de nombreux témoignages écrits, fort heureusement, de ce qui était conçu de façon immédiate dans sa pensée, et qui n'avait pas besoin du secours de la partition pour être composé. C'est ce qui nous permet, aujourd'hui, d'avoir le privilège de le rejoindre ainsi dans son processus de création, dans une véritable jubilation intellectuelle et émotionnelle. C'est ce bonheur de jouer que nous espérons faire partager avec ces quatre sonates interprétées à la flûte à bec et au clavecin.

 

La sonate en trio est considérée, par Bach mais aussi par ses contemporains, comme un idéal de composition, parce qu'il permet la synthèse parfaite des aspects harmonique et mélodique dans le processus du contrepoint. D'autres sonates illustrent cette recherche d'équilibre entre les deux voix du clavecin et une autre instrument monodique : la viole de gambe, le traverso, le violon. Les sonates en trio pour orgue relèvent du même processus de composition, et peuvent donc aussi avec bonheur être interprétées par un clavecin et un autre instrument dit « dessus ».

 

Dans l'œuvre de Bach, il n'existe de répertoire pour la flûte à bec que dans certaines cantates ou dans les concertos brandebourgeois II et IV. Pour avoir accès au répertoire des sonates, il faut donc que le flûtiste à bec ait recours à la transcription.


Celle-ci est une voix d'accès, un processus d'appropriation du discours musical. Tout en restant fidèle à l'architecture de la phrase et de la structure harmonique, elle permet de pénétrer la pensée musicale et de la restituer avec les moyens propres aux caractéristiques techniques et acoustiques de l'instrument qui l'interprète.

Ainsi, une idée de renforcement du discours qui utilisera la tessiture grave du luth sera restituée avec plus d'à propos par la tessiture aigüe de la flûte à bec.

Pour que la transcription soit possible, il est indispensable que le discours musical ne fasse pas appel à des « idiomatismes » instrumentaux:une utilisation de double-cordes telle qu'elle existe parfois pour le violon, ou l'utilisation fréquente de très grands intervalles qui dépasseraient la tessiture de l'instrument emprunteur ferait perdre de son sens au discours. La transcription a donc aussi ses limites. Mais elle a été couramment pratiquée par Bach lui-même avec ses propres œuvres (sonate pour viole et clavecin obligé transcrite pour deux violons et basse contine) ou des œuvres de ses contemporains (concerto pour deux violons de Vivaldi transcrit pour quatre clavecins)

 

La partita pour luth BWV 997 est une transcription « possible » puisqu'elle ne s'écarte pratiquement pas de l'écriture originale, en dehors du changement de tonalité. Quelques aménagements permettent de répartir le discours entre le clavecin et la flûte. La différence la plus fondamentale réside dans les tempi radicalement différents de ceux du luth, dans la fugue et la gigue. En effet, chaque instrument soutient le langage musical avec ses propriétés acoustiques et techniques, et appliquer fidèlement le tempo adopté par un luth à une flûte à bec et un clavecin relève presque du contre-sens. Après plusieurs tentatives, le tempo que nous avons ressenti comme le plus juste s'est révélé être celui qui convenait le mieux à nos instruments.

La flûte utilisée est une alto en fa d'Etienne Holmblat, copie de Heitz.

 

Dans l'œuvre de Bach les pièces pour violon (sonates et partitas pour violon seul, sonates avec clavecin obligé) apparaissent toutes comme étant de forme développée et d'expression très puissante : la fameuse chaconne de la seconde partita reste un monument qui domine toutes les chaconnes existantes et qui en transcende totalement la structure. En comparaison, les œuvres pour flûte présentent un aspect aimable et plus « décoratif ». C'est probablement la raison pour laquelle les deux sonates pour flûtes BWV 1031 (transposée d'un ton) et 1032 (jouée dans la tonalité originale) sont si proches dans leurs expressions.

 

La sonate en la majeur BWV 1032 semble avoir servi de modèle à la Sonate BWV 1031:même structure, en trois mouvements, faisant appel aux mêmes types de mesure, (4/4, 6/8, 3/8), avec la même idée d'introduction de clavecin dans le premier mouvement, commençant sur le même quart de soupir à la main droite... Que de similitudes ! Si ce n'est que la sonate BWV 1031 sonne dans un style galant, qu'elle est moins développée structurellement, et qu'elle module beaucoup moins que la BWV 1032.

 

Jouée sur une flûte de voix (ténor en ré de Vincent Bernolin, copie de Bressan ), cette sonate BWV 1032 peut être restituée dans sa tonalité originale sans en changer la moindre note. Sa « petite soeur » est transposée d'un ton afin d'être jouée sur une flûte alto en fa d'Etienne Holmblat, copie de Denner.

 

Si l'on considère que le catalogue des œuvres de Bach n'est pas chronologique mais thématique, que de nombreuses partitions nous sont parvenues recopiées par des élèves, des fils de Bach ou même des plumes anonymes, et que Carl Philipp Emanuel était en âge de composer pendant la période de création des sonates pour flûte, on est très tenté de lire dans cette sonate BWV 1031 un hommage du fils à son père. A moins qu'à l'inverse, ce soit une réponse à un devoir de l'élève, en quel cas la leçon est sévère... D'ailleurs Jean Sebastien disait avec un peu de mépris de Carl-Philipp: "c'est du bleu de prusse, ça se décolore..." Mais on peut espérer que sa sévérité était liée à la "trahison" de son fils, entré au service de Frederic II, roi de Prusse, alors en guerre avec la Saxe.

 

La sonate pour violon BWV 1017 révèle une structure extrêmement développée caractéristique des œuvres écrites spécifiquement pour cet instrument. Mais elle ne présente pas d'idiomatismes (doubles-cordes, accords, très grands intervalles) qui rendraient son adaptation impossible à la flûte. Ce ne serait pas le cas des partitas, par exemple, ou bien d'autres sonates pour violon avec clavecin obligé. L'utilisation d'une flûte de quatre, (soprano en si bémol de Guido Hulsens, copie de Bressan, ) permet même de conserver la tonalité originale, grâce à quelques octaviations de fragments de phrases dans les allegros.

 

Le largo, dont le début n'est pas sans évoquer l'air pour alto « Erbarme dich » de la passion selon St   Mathieu, peut rester intact dans sa pureté recueillie, sans aucune rupture du déroulement du discours. Son ambitus pourtant assez aigu (puisqu'elle sonne en 4 pieds) vient éclairer le climat élégiaque de ce mouvement.

Dans l'adagio, l'ambitus de la flûte a nécessité des adaptations (substitution de notes, octaviations) dans le soucis de respecter la cohérence du discours musical, en s'interrogeant sur la signification des intervalles, ainsi qu'en favorisant l'aspect mélodique et harmonique.